BÉNIS CETTE ENFANT,
ARGETLAM !

 

Dans le hall, Eragon s’étira, ankylosé d’être resté si longtemps assis. Les jumeaux entrèrent dans le bureau d’Ajihad et fermèrent la porte. Eragon se tourna vers Orik pour s’excuser.

— Ne te bile pas, grogna le nain en tirant sur sa barbe. Ajihad m’a accordé ce que je voulais.

Saphira elle-même s’étonna de cette déclaration.

— Que veux-tu dire ? demanda Eragon. Tu n’as pas le droit de t’entraîner, tu es interdit de combat, tu en es réduit à me surveiller… C’est ce que tu souhaitais ?

Le nain le regarda calmement :

— Ajihad est un bon chef. Il sait appliquer la loi de manière équitable. Il m’a puni, mais je demeure un sujet de Hrothgar. Sous la loi de mon roi, je suis toujours libre.

Eragon comprit qu’il serait malavisé d’oublier la double loyauté d’Orik et la nature partagée du pouvoir à Tronjheim.

— En somme, Ajihad t’a placé en position de force ?

Orik eut un gros rire :

— En effet. Et de telle manière que les jumeaux ne peuvent s’en plaindre. Cela les agacera, pour sûr ! Ajihad est un malin, ça oui ! Viens, mon garçon ! Je parie que tu as faim. Et il faut qu’on s’occupe de ton dragon.

Saphira siffla.

— Elle s’appelle Saphira, dit Eragon.

Orik s’inclina légèrement devant elle :

— Mille pardons ! Je ferai en sorte de me le rappeler.

Il prit une lampe sur un mur et les conduisit le long du corridor.

— Il y a beaucoup de gens qui se servent de la magie dans Farthen Dûr ? demanda Eragon, hâtant le pas pour ne pas se laisser distancer par le nain.

Il tenait Zar’roc avec précaution, le symbole gravé sur le fourreau dissimulé sous son bras.

— Pas mal, dit Orik en haussant les épaules sous sa cotte de mailles. Mais nos magiciens sont tout juste capables de soigner des ecchymoses. Ils sont rassemblés autour d’Arya, à cause de l’énergie que requiert son traitement.

— Sauf les jumeaux.

— Oeí, grommela Orik. De toute façon, elle ne voudrait pas de leur aide. Ils ignorent l’art de la guérison. Complots et machinations pour prendre et garder le pouvoir, voilà leurs seuls talents. Deynor, le prédécesseur d’Ajihad, les a autorisés à rejoindre les Vardens parce qu’il avait besoin de leur soutien. Impossible de s’opposer à l’Empire sans avoir ses propres jeteurs de sorts sur le champ de bataille. C’est une paire de canailles, mais ils peuvent servir.

Ils pénétrèrent dans l’un des quatre tunnels qui traversaient Tronjheim. Des groupes de nains et d’humains y flânaient. Leurs voix résonnaient sur le sol poli. Les conversations s’interrompirent brusquement quand Saphira apparut. Tous les yeux se fixèrent sur elle. Orik ignora les badauds et tourna à gauche. Il se dirigeait vers l’une des lointaines portes de Tronjheim.

— Où va-t-on ? voulut savoir Eragon.

— On va sortir de ces vestibules. Saphira pourra ainsi s’envoler vers Isidar Mithrim, l’Étoile de saphir. La maison des dragons n’a pas de toit. Le sommet de Tronjheim est à ciel ouvert, comme celui de Farthen Dûr. De la sorte, elle – je veux dire : toi, Saphira, tu pourras voler directement jusqu’au refuge. C’est là que les Dragonniers faisaient halte quand ils visitaient Tronjheim.

— N’est-ce pas froid et humide, là-haut, s’il n’y a pas de toit ? s’inquiéta Eragon.

— Nay ! fit Orik en secouant la tête. Farthen Dûr nous protège des éléments. Ni pluie ni neige n’entrent ici. De plus, les murs du refuge sont percés de grottes de marbre, qui offrent tout l’abri nécessaire. La seule chose à craindre, ce sont les stalactites. On raconte que, si elles tombent, elles peuvent couper un cheval en deux.

« J’y serai bien, affirma Saphira. Une grotte de marbre est plus sûre que n’importe quel endroit où nous avons fait étape. »

« Peut-être… Crois-tu que Murtagh tiendra le coup ? »

« Ajihad me paraît être un homme d’honneur. À moins que Murtagh ne tente de s’échapper, je doute qu’il soit maltraité. »

Eragon croisa les bras. Il n’avait pas envie de poursuivre la conversation. Cette suite d’événements l’avait étourdi. Leur course folle depuis Gil’ead était enfin achevée, mais son corps réclamait qu’il se remît à courir et à chevaucher.

— Où sont nos chevaux ?

— À l’écurie, près de l’entrée. Nous pouvons aller les voir avant de quitter Tronjheim…

Ils sortirent de la cité par la porte qu’ils avaient franchie à l’aller. Les rangées de lanternes allumaient des reflets de couleur sur les griffons d’or disposés de chaque côté. Le soleil avait continué sa course pendant qu’Eragon parlait avec Ajihad. Ses rayons n’entraient plus dans Farthen Dûr par l’ouverture du cratère. L’immense cavité du cœur du volcan était d’un noir velouté. La seule lumière venait de Tronjheim, qui étincelait dans l’obscurité. L’éclat de la ville-montagne était assez vif pour éclairer le sol à des centaines de pieds à la ronde.

Orik désigna le sommet blanc de Tronjheim et dit à Saphira :

— De la viande fraîche et une source pure t’attendent là-haut ! Tu pourras t’installer dans la grotte qui te siéra. Quand tu auras fait ton choix, on te préparera une couche et personne ne te dérangera.

— Je croyais qu’on restait tous ensemble, protesta Eragon. Je ne veux pas être séparé de Saphira.

Orik se tourna vers lui :

— Dragonnier Eragon, je ferais n’importe quoi pour te complaire, mais il vaudrait mieux que Saphira patiente dans la maison des dragons pendant que tu te restaures. Les tunnels qui mènent aux salles de banquet ne sont pas assez larges pour qu’elle nous accompagne.

— Pourquoi ne peux-tu pas simplement m’apporter à manger là-haut ?

— Parce que c’est un long chemin pour y monter, et que la cuisine se fait en bas, répondit Orik d’un ton égal. Si tu le souhaites, on peut t’envoyer un serviteur avec un repas. Cela prendra du temps, mais, ainsi, tu mangeras avec Saphira.

« Il est prêt à le faire », pensa Eragon, étonné qu’on veuille bien tout lui accorder. Néanmoins, quelque chose dans l’attitude d’Orik lui fit supposer qu’il s’agissait d’un test.

« Je suis épuisée, dit Saphira. Et cette maison des dragons me paraît parfaite. Va, mange, puis viens me rejoindre. Ce sera bon de dormir tous les deux sans craindre ni bêtes sauvages ni soldats. Nous n’avons que trop souffert des dangers du voyage. »

Eragon la regarda d’un air pensif, puis il annonça à Orik :

— Je mangerai en bas.

Le nain sourit. Il semblait satisfait. Eragon ôta la selle de Saphira, de sorte qu’elle pût s’étendre sans être gênée. « Peux-tu prendre Zar’roc avec toi ? »

« Oui, répondit-elle en prenant l’épée et la selle entre ses crocs. Mais garde ton arc. Soyons confiants, pas naïfs. »

« Je sais », dit-il, nerveux.

D’un bond impétueux, Saphira décolla et monta dans l’air paisible. Le battement régulier de ses ailes troublait seul le silence dans l’obscurité. Lorsqu’elle eut disparu derrière la paroi de Tronjheim, Orik poussa un long soupir :

— Ah, mon garçon, tu as bien de la chance ! J’éprouve un busque pincement au cœur : comme j’aimerais connaître ces ciels immenses, ces à-pics vertigineux où résonne le cri de chasse des oiseaux de proie ! Cependant, je suis mieux les deux pieds sur terre – et encore mieux sous terre…

Il claqua des mains bruyamment :

— Mais je néglige mes devoirs d’hôte ! Je sais que tu n’as pas mangé depuis le misérable souper dont les jumeaux t’ont fait grâce. Allons demander aux cuisines un peu de pain et de viande !

Eragon suivit le nain dans un dédale de couloirs jusqu’à une salle tout en longueur, remplie de rangées de tables en pierre, taillées pour des nains. Des flammes dansaient dans les fours de pierre placés derrière un grand comptoir.

Orik s’adressa dans une langue étrange à un nain au visage rude. Celui-ci lui tendit promptement des plateaux de pierre sur lesquels s’empilaient des champignons et du poisson fumants. Orik entraîna ensuite Eragon par une volée d’escaliers, et le fit entrer dans une petite alcôve creusée dans le mur extérieur de Tronjheim. Là, ils s’assirent en tailleur à même le sol. Sans un mot, Eragon attaqua sa nourriture.

Quand leurs plateaux furent vidés, Orik soupira de contentement et tira de sa poche une pipe au tuyau démesuré, qu’il alluma.

— Fameux, ce repas ! lança-t-il. Mais une bonne rasade de vin aurait été bienvenue pour faire descendre tout ça…

Eragon jeta un œil vers le bas :

— Vous cultivez la terre, à Farthen Dûr ?

— Non, ici, il y a juste assez de lumière pour faire pousser de la mousse, des champignons et des moisissures. Tronjheim ne peut survivre qu’en s’approvisionnant dans les vallées des environs. Voilà pourquoi nombre d’entre nous ont choisi de s’établir ailleurs, dans les montagnes du Beor.

— Alors, il y a d’autres cités de nains ?

— Pas autant que nous le souhaiterions. Et Tronjheim est la plus belle d’entre elles.

Orik s’appuya sur son coude et tira une grosse bouffée de sa pipe.

— Tu n’as visité que les niveaux inférieurs, expliqua-t-il, tu n’as donc pas pu te rendre compte. Tronjheim est presque déserte. Plus tu descends, plus elle est vide. Des étages entiers n’ont pas été habités depuis des siècles. La plupart des nains préfèrent vivre sous Tronjheim et Farthen Dûr, dans les cavernes et les galeries qui criblent la roche. Au cours des années, nous avons creusé largement sous les montagnes. On peut aller d’un bout à l’autre des Beors sans remonter à la surface.

— C’est dommage de disposer de tout cet espace et de ne pas l’utiliser, commenta Eragon.

Orik acquiesça :

— Certains étaient partisans d’abandonner cet endroit, qui épuise nos ressources. Mais Tronjheim possède un atout inestimable.

— À savoir ?

— En cas de nécessité, la ville peut abriter notre peuple tout entier. Trois fois seulement au cours de notre histoire, nous avons dû recourir à cette extrémité. Et cela nous a sauvés de l’anéantissement. Voilà pourquoi nous avons toujours une armée en alerte, prête à intervenir.

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi magnifique, admit Eragon.

Orik sourit derrière sa bouffarde :

— Je suis content que tu le penses. Il a fallu des générations je nains pour construire Tronjheim. Pourtant, notre vie est plus longue que celle des hommes ! À cause de ce maudit Empire, peu d’étrangers ont eu la chance d’admirer cette splendeur.

— Combien de Vardens y vivent ?

— Tu parles de nains ou d’humains ?

— D’humains. Je veux savoir combien ont fui l’Empire.

Orik exhala un long nuage de fumée, qui plana paresseusement au-dessus de sa tête.

— Il y a environ quatre mille individus de ton espèce dans cette cité. Mais ça ne répond pas tout à fait à ta question. Seuls ceux qui sont prêts à se battre viennent ici. Les autres sont sous la protection du roi Orrin, au Surda.

« Si peu ? » songea Eragon, déçu. L’armée royale à elle seule atteignait environ seize mille hommes. Sans compter les Urgals…

— Pourquoi Orrin ne combat-il pas l’Empire ? demanda-t-il.

— S’il montrait le moindre signe d’hostilité, Galbatorix le réduirait à néant. Galbatorix sursoit à cette destruction parce que, à ses yeux, le Surda ne représente qu’une menace mineure. Ce qui est faux. C’est grâce au soutien d’Orrin que les Vardens disposent d’armes et de vivres. Sans lui, il n’y aurait aucune résistance face à l’Empire.

Que le nombre d’humains à Tronjheim ne te décourage pas. Il y a beaucoup de nains. Beaucoup plus que tu n’en as vu. Et tous se battront quand le temps sera venu. Orrin nous a aussi promis des troupes lorsque nous devrons affronter Galbatorix. Les elfes ont également juré de se joindre à nous.

Eragon toucha machinalement l’esprit de Saphira. Il la sentit fort occupée à dévorer un cuissot sanguinolent avec appétit. Il remarqua une fois de plus le marteau et les étoiles gravés sur le casque d’Orik.

— Que signifie ce symbole ? s’enquit-il. Je l’ai vu sur le sol de Tronjheim…

Orik enleva son casque et passa un gros doigt sur la gravure :

— C’est le blason de mon clan. Nous sommes les Ingietum. Nous travaillons le métal. Nous sommes des forgerons. Ce symbole orne le sol de Tronjheim parce qu’il était l’écusson de Korgan, notre fondateur. Un clan gouverne ; douze l’entourent. Le roi Hrothgar est Dûrgrimst Ingietum, comme l’était Korgan. Il a apporté gloire et honneur à ma maison.

En rapportant les plateaux au cuisinier, ils croisèrent un nain dans le hall. Celui-ci s’arrêta devant Eragon, s’inclina et dit avec respect :

— Argetlam !

Il s’éloigna avant qu’Eragon, rougissant mais étrangement ravi, eût improvisé une réponse. Personne ne s’était encore jamais incliné devant lui.

— Qu’a-t-il dit ? demanda-t-il en se penchant vers Orik.

Le nain haussa les épaules, embarrassé :

— C’est un mot elfique pour parler des Dragonniers. Il signifie « main d’argent ».

Eragon regarda sa main gantée et pensa à la gedweÿ ignasia qui marquait sa paume d’une tache blanche.

— Veux-tu retourner auprès de Saphira ? proposa le nain.

— Y a-t-il un endroit où je puisse prendre un bain, d’abord ? J’ai grand besoin de me débarrasser de la poussière de la route. Ma chemise est maculée de sang, déchirée et puante. J’aimerais en changer, mais je n’ai pas d’argent pour en acheter une autre. Que puis-je faire pour gagner la somme nécessaire ?

— Chercherais-tu à insulter l’hospitalité de Hrothgar, Eragon ? Tant que tu résideras à Tronjheim, tu n’auras pas à acheter quoi que ce soit. Tu nous revaudras cela d’autres manières. Ajihad et Hrothgar y veilleront. Viens. Je vais te montrer où te laver, puis je t’apporterai une chemise.

Le nain conduisit Eragon en bas d’un grand escalier qui menait dans les tréfonds de Tronjheim. Là, les couloirs devenaient des boyaux, où Eragon devait se tenir courbé, car ils ne mesuraient que cinq pieds[11] de haut. Toutes les lanternes étaient rouges.

— C’est pour que la lumière ne t’éblouisse pas si tu sors d’une cavité obscure, expliqua Orik.

Ils entrèrent dans une salle nue, dotée d’une petite porte sur le côté opposé. Orik la désigna :

— Les bains sont derrière. Tu trouveras aussi des brosses et du savon. Laisse tes vêtements ici. J’irai t’en chercher des propres pendant que tu te laveras.

Eragon le remercia et entreprit de se déshabiller. Il y avait quelque chose d’oppressant à se retrouver seul sous terre. Surtout avec un plafond de pierre aussi bas. Il se dénuda rapidement et, frigorifié, se dépêcha de gagner la porte.

Dans la pièce où il entra, il faisait noir comme dans un four. Il tâtonna du pied jusqu’à toucher une vasque d’eau chaude, dans laquelle il se glissa.

L’eau était légèrement salée, mais agréable et apaisante. Il resta un moment sur le bord, de peur de ne plus avoir pied, puis, en s’aventurant plus loin, il découvrit que l’eau ne lui arrivait jamais qu’à la taille. Il s’avança jusqu’à un mur glissant près duquel il dénicha du savon et des brosses, et il se nettoya. Après quoi, les yeux fermés, il se laissa flotter savourant la bonne chaleur.

Quand il émergea, dégoulinant, dans la pièce éclairée, il trouva une serviette, une belle chemise de lin et une paire de braies. Les vêtements lui allaient à peu près. Satisfait, il regagna le corridor.

Orik l’y attendait, la pipe à la main. Ils gravirent les escaliers, puis ils quittèrent la ville-montagne. Eragon leva la tête vers le sommet de Tronjheim et appela mentalement Saphira. Tandis qu’elle descendait de la maison des dragons il demanda au nain :

— Comment communiquez-vous avec les gens qui vivent au sommet de Tronjheim ?

Orik eut un petit rire :

— Nous avons résolu ce problème depuis longtemps. Tu ne l’as pas remarqué, mais derrière les arches ouvertes qui longent chaque niveau, il y a un escalier unique et continu, qui monte en colimaçon autour du cœur de Tronjheim. L’escalier mène jusqu’au refuge, au-dessus d’Isidar Mithrim. Nous l’appelons Vol Turin, ce qui signifie « l’Escalier Sans Fin ». En temps normal, et encore plus en cas d’urgence, ce n’est pas pratique de le monter ou de le descendre à pied. Aussi, nous nous servons de signaux lumineux pour transmettre des messages. Il existe une autre voie, rarement utilisée. Lors de la construction de Vol Turin, un conduit poli a été creusé à côté. La trouée fonctionne comme un toboggan géant qui descend du sommet de la montagne.

Les lèvres d’Eragon s’étirèrent en un large sourire :

— C’est dangereux ?

— N’y pense même pas ! Le conduit a été taillé pour les nains, pas pour un humain. Si tu l’essayais, tu serais projeté dans les escaliers, contre les arches, peut-être même dans le vide.

Saphira atterrit à un jet de lance, les écailles scintillant.

Tandis qu’elle saluait Eragon, des humains et des nains sortirent de Tronjheim et l’entourèrent avec des murmures intéressés. Eragon, inquiet, regardait la foule grossir.

— Tu ferais mieux d’y aller, dit Orik en le poussant en avant. Retrouve-moi à cette porte demain matin. Je t’y attendrai.

— Comment saurai-je que c’est le matin ! grommela le garçon.

— J’enverrai quelqu’un te réveiller. Maintenant, va !

Sans plus protester, Eragon se fraya un chemin à travers la foule des badauds qui se bousculaient autour de Saphira, et il grimpa sur son dos.

Avant que celle-ci eût pu décoller, une vieille femme s’avança et agrippa le pied d’Eragon. Il tenta de se libérer, mais la main de la vieille s’était refermée sur sa cheville comme une serre. Il ne parvenait pas à s’en défaire. Elle dardait sur lui des yeux gris au regard brûlant. Ses joues hâves étaient sillonnées de rides profondes. Elle tenait un petit ballot dans le creux de son bras gauche.

Effrayé, Eragon demanda :

— Que me veux-tu !

La femme allongea le bras, et un linge tomba du ballot, révélant le visage d’un bébé. D’une voix rauque et désespérée, elle dit :

— Cette enfant n’a pas de parents. Elle n’a que moi pour prendre soin d’elle, et je suis si faible… Bénis-la de tout ton pouvoir, Argetlam. Bénis-la et porte-lui chance.

Eragon lança à Orik un coup d’œil implorant. Mais le nain resta impassible. La petite foule se taisait, attendant de connaître la réponse du Dragonnier. Les yeux de la femme restaient vrillés sur lui :

— Bénis-la, Argetlam ! suppliait-elle. Bénis-la !

Eragon n’avait jamais béni personne. Ce n’était pas une chose qu’on faisait à la légère, en Alagaësia. Une bénédiction pouvait aisément se transformer en malédiction si elle était prononcée sans conviction ou dans une mauvaise intention.

Eragon hésitait : « Oserai-je prendre cette responsabilité ? »

— Bénis-la, Argetlam ! Bénis-la !

Tout à coup, il se décida. Il chercha une phrase ou une formule adéquate. Rien ne lui venait à l’esprit jusqu’à ce que l’inspiration lui soufflât de parler en ancien langage. Ce serait une véritable bénédiction, prononcée avec des mots puissants par quelqu’un de puissant.

Il se pencha et ôta le gant de sa main droite. Posant sa paume sur le front du bébé, il psalmodia :

— Atra gülai un ilian tauthr ono un atra ono waíse skölir frá rauthr !

Ces mots le laissèrent étourdi comme s’il avait prononcé une formule magique. Lentement, il remit son gant et dit à la femme :

— C’est tout ce que je peux faire pour elle. Si de simples mots ont le pouvoir de repousser les destins tragiques, ce sont ceux-là.

— Merci à toi, Argetlam, murmura-t-elle en s’inclinant légèrement.

Elle voulut recouvrir le nouveau-né, mais Saphira renâcla et tendit le cou jusqu’à ce que sa tête touchât le bébé. La femme se figea, le souffle court. Saphira frôla l’enfant de ses naseaux, puis, lentement, se redressa.

Une rumeur monta de la foule, car sur le front de l’enfant, là où Saphira l’avait touchée, sa peau était marquée d’une étoile argentée qui scintillait, semblable à la gedweÿ ignasia d’Eragon. La femme fixait Saphira avec des yeux fiévreux, un remerciement muet dans le regard.

Aussitôt après, Saphira s’envola, éventant de ses puissants coups d’ailes les spectateurs pétrifiés.

 

Dès qu’ils se furent éloignés du sol, Eragon inspira profondément et se Serra contre l’encolure de la dragonne.

« Qu’as-tu fait ? » chuchota-t-il.

« Je lui ai donné de l’espoir, répondit Saphira, et tu lui as donné un avenir. »

Eragon se sentit soudain très seul, malgré la présence de Saphira. Ici, tout lui était étranger. Pour la première fois, il mesura la distance qui le séparait de chez lui, là où tout avait été détruit, mais où son cœur était resté.

« Que suis-je devenu, Saphira ? murmura-t-il. Je suis à peine entré dans ma vie d’homme, et, déjà, j’ai devisé avec le chef des Vardens, je suis poursuivi par Galbatorix et j’ai voyagé de conserve avec le fils de Morzan. Et maintenant, on me demande ma bénédiction ! Quelle sagesse puis-je offrir aux gens qu’ils n’aient pas déjà apprise ? Quels exploits puis-je accomplir qu’une armée n’accomplirait pas mieux que moi ? C’est folie ! Je devrais être de retour à Carvahall avec Roran… »

Saphira prit son temps avant de répondre ; mais les mots qu’elle prononça étaient pleins de douceur : « Un nouveau-né, voilà ce que tu es. Un nouveau-né qui doit affronter le monde. Peut-être suis-je plus jeune que toi en nombre d’années, cependant mes pensées viennent de très loin. Ne t’inquiète pas de ce qui t’arrive. Trouve la paix là où tu es, tel que tu es. Le plus souvent, les gens savent ce qu’ils ont à faire ; à toi de leur montrer le chemin – là réside la sagesse. Quant aux exploits… Aucune armée n’aurait su bénir un enfant. »

« Mais ce n’était rien ! protesta-t-il. Une bagatelle ! »

« Non pas ! Ce que tu viens de vivre, c’est le début d’une autre saga, d’une autre légende. Crois-tu que cette enfant se contentera de tenir une taverne ou de cultiver son jardin, à présent qu’un dragon a marqué son front et qu’un Dragonnier l’a bénie ? Tu sous-estimes notre force… et celle du destin. »

Eragon baissa la tête : « Ça me dépasse. J’ai l’impression de vivre dans un mirage, dans un rêve où tout est possible. Des événements stupéfiants arrivent, je le sais ; mais je croyais qu’ils n’arrivaient qu’aux autres, dans d’autres lieux, à d’autres époques… Et voilà que j’ai trouvé ton œuf, que j’ai suivi l’enseignement d’un Dragonnier, et que j’ai affronté un Ombre. Le petit fermier que je suis – ou que j’étais – pouvait-il s’attendre à ça ? Quelque chose me transforme. »

« C’est ton destin qui te façonne, dit Saphira. À chaque âge, on a besoin de symboles. Peut-être le tien t’est-il tombé dessus sans crier gare. Aucun paysan ne devient Dragonnier par hasard. Ton nom annonçait une histoire qui se continue – ou qui se termine – à travers toi. »

« Oh, non ! soupira Eragon. Tu parles par énigmes… Si tout est écrit à l’avance, les choix que nous faisons ont-ils un sens ? Ou devons-nous seulement apprendre à accepter notre destin ? »

« Eragon, dit Saphira d’un ton ferme, quand j’étais dans mon œuf, je t’ai choisi. La chance qui t’a été offerte, beaucoup auraient risqué leur vie pour l’obtenir. En es-tu à ce point malheureux 1 Libère ton esprit de telles pensées. Elles n’ont pas de réponses, et ne te rendront pas plus heureux. » « C’est vrai, reconnut Eragon sombrement. Mais ça ne les empêche pas de rebondir sans cesse à l’intérieur de mon crâne. »

« Les événements se sont… disons, précipités, depuis la mort de Brom. Et cela n’a pas été facile pour moi non plus. »

Eragon fut surpris : Saphira était rarement perturbée !

À présent, ils survolaient Tronjheim. Eragon regarda en bas, à travers l’ouverture du sommet. Sous la maison des dragons, il vit Isidar Mithrim, la grande Étoile de saphir. Il savait que, dessous, il n’y avait rien, sinon le sol de l’immense hall central de Tronjheim. Saphira descendit vers le refuge en silence. Elle se glissa au-dessus d’Isidar Mithrim et se posa dans un crissement de serres.

« Tu ne vas pas le rayer ? » demanda Eragon.

« Je ne pense pas, répondit la dragonne. Ce n’est pas un diamant ordinaire. »

Eragon descendit de son dos et tourna lentement sur lui-même pour s’accoutumer à cet environnement inhabituel. Ils étaient dans une pièce circulaire, sans toit, d’environ soixante pieds de long sur dix-huit de haut. Le long du mur s’ouvraient des grottes obscures, de tailles variées : les unes n’étaient que de modestes niches, d’autres d’amples cavernes. Un immense pont en arcade menait hors du refuge.

Eragon examina le joyau sous ses pieds et, instinctivement, s’étendit dessus. Il pressa sa joue contre le froid saphir, et essaya de voir au travers. Des lignes tordues et des taches de couleur mouvantes brillaient à l’intérieur de la pierre, mais son épaisseur empêchait de distinguer nettement quoi que ce fût dans la pièce située cinq cents pieds en dessous.

« Dois-je dormir loin de toi ? »

Saphira secoua son énorme tête : « Non, il y a un lit qui t’est réservé dans ma grotte. Viens voir ! » Elle fit demi-tour et, sans ouvrir ses ailes, sauta vingt pieds plus haut, atterrissant dans une cavité de taille moyenne. Eragon se hissa à sa suite.

La grotte était d’un brun sombre, et plus profonde que ce qu’il avait imaginé. Les murs étaient si grossièrement taillés qu’elle semblait naturelle. Près du mur du fond, était posé un matelas assez grand pour que Saphira s’y lovât. À côté, un lit était dressé. La caverne était éclairée par une seule lanterne rouge, équipée d’un volet qui permettait d’atténuer son éclat.

« J’aime cet endroit, dit Eragon. On s’y sent à l’abri. »

« Oui » répondit Saphira, qui se pelotonnait sur sa couche en le regardant. Eragon se laissa tomber sur son lit avec un soupir, submergé par la fatigue.

« Saphira, tu n’as pas dit grand-chose depuis que nous sommes arrivés. Que penses-tu de Tronjheim et d’Ajihad ? »

« Il faut voir. Il semble, Eragon, que nous soyons engagés dans un nouveau type de combat. Les épées et les serres ne nous seront d’aucun secours. Les mots que nous prononcerons et les alliances que nous nouerons peut-être pas davantage. Les jumeaux nous haïssent. Nous devrons être sur nos gardes et nous défier des pièges qu’ils pourraient nous tendre. Rares sont les nains qui nous font confiance. Quant aux elfes, ils ne voulaient pas d’un Dragonnier humain. Nous aurons donc à affronter l’hostilité de certains d’entre eux. La meilleure chose à faire est de repérer ceux qui détiennent le pouvoir et de nous lier avec eux. Rapidement. »

« Penses-tu que nous puissions rester indépendants des différents chefs ? »

Saphira replia ses ailes pour trouver une position plus confortable. « Ajihad défend notre liberté. Mais il nous sera peut-être impossible de survivre sans faire allégeance à tel ou tel groupe. Nous ne tarderons pas à le savoir… »

Eragon
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